Séparer le fait du commentaire. Règle impérative du journalisme qui veut d'abord informer. Mais règle de plus en plus menacée par une dérive lente pas toujours consciente. On ne pose plus de question, on affirme une opinion sur laquelle l’interlocuteur est sommé de se positionner. On n’analyse plus à partir de faits établis mais de présupposés péremptoires. Les titres les plus factuels ont des airs d'édito. A la radio et à la télévision, les textes des présentateurs charrient trop souvent des opinions au prétexte de « personnaliser » le journal. Ce commentarisme est le signe de l'époque.
Les outils numériques ont donné à chacun le droit de donner son avis. C'est un progrès. Les commentaires au pied des articles en ligne sont un espace de débat bienvenu, une prolongation utile de l'article lui-même, même s’ils sont aussi trop souvent le lieu de défoulements irrationnels et haineux. Cette révolution de la parole pour tous a conduit certains médias à cultiver un journalisme de simple reprise des déclarations des uns et des autres et de commentaires de ces déclarations. Elle amplifie ce que Thomas Patterson, professeur à Harvard, décrit comme « la domination des reportages fondés sur la contradiction, opposant des « il a dit » à d’autres « il a dit », sans vérifier des points de vue présentés comme strictement égaux»*. Cette succession d'opinions apporte au mieux des "éclairages", pas des faits. Pire, certains commentateurs ne sont ni experts ni enquêteurs sur le sujet qu'ils traitent. Mieux, ils théorisent cette méconnaissance du réel : "se confronter au terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste. Son rôle est de donner son opinion, d’affirmer ses certitudes, par essence improuvables» a affirmé dans une interview l'éditorialiste multicarte Christophe Barbier. Se développe ainsi une information faite d’assertions à côté - voire à la place - d’une information vérifiée et recoupée. On rappellera que la compétence reconnue des interlocuteurs reste un critère journalistique pour donner la parole. Elle se mesure à l'expérience concrète, à la connaissance intime des faits, à la publication de recherches. L'avis de tous sur tout n'informe pas. Il nourrit l'expression d'opinions pas toujours autorisées et le cycle des commentaires sans réelle pertinence. Cela fait certes du bruit, fait parler- le fameux buzz - mais bien souvent ne dit rien.
Interview confrontation L'interview prend une place essentielle dans nos sociétés où la communication est d’abord un échange. Mais il est désormais considéré par certains journalistes comme une confrontation. Les politiques, premiers à se plaindre de cette évolution, n'en sont pas moins les responsables à force de langue de bois et de réponses dilatoires. Cela ne justifie pas pour autant que le journaliste sorte de son rôle. Questionner sans concession n'est pas se poser en adversaire. Ce n'est pas formuler une affirmation soumise à l'interviewé. C’est accepter d’entendre ce qu’il a à dire sans se limiter à ce qu’on veut lui demander et parfois lui faire dire. C'est connaître à fond le sujet dont il est question et interroger sur des points précis pour faire avancer la compréhension des choix et des opinions de son invité. C’est lui demander de préciser ses propos, lui opposer des faits sourcés, pas d’autres affirmations/opinions. Bien des articles présentés comme purement factuels distillent du commentaire. Par exemple via l'utilisation d'adjectifs qui n'apportent aucun fait mais qualifient les personnes citées d'une façon laudative ou négative. Ou l’utilisation d’un vocabulaire chargé, qui ajoute un commentaire à l’exposé de faits. Certains sont inconscients ou involontaires, d'autres pas. Par exemple la phrase mille fois entendue : « En Afrique, une bonne nouvelle… », qui sous-entend « pour une fois…» et renvoie à une vision uniquement négative du continent africain. Ou l’utilisation de Tsahal pour désigner l’armée israélienne, alors que cet acronyme hébreu veut dire « armée de défense d’Israël ». L’utiliser est donc prendre partie sur le sens d’une action de cette armée. Autre exemple de mot qui vaut commentaire, otage pour qualifier les effets d'une grève ou invasion quand on parle de réfugiés ou de migrants. Il y a là un manque de rigueur préoccupant.
« Mal nommer les choses est ajouter au malheur du monde » disait Albert Camus. Il faut enfin constater que la vedettarisation du journalisme, notamment dans l’audiovisuel, n’est pas sans conséquence. Le présentateur ou la présentatrice sont de plus en plus le cœur même du journal audiovisuel – ne parle-t on plus désormais moins du JT de telle chaine que du journal de X ou Y ? Cela ouvre la voie aux commentaires insidieux chez les plus militants ou les plus orgueilleux. Le CSA français a blâmé le présentateur d'un JT qui, en passant d'un sujet sur les SDF à un autre sur les migrants avait dit : « voilà ! Plus de place pour les sans-abri, mais en même temps les centres pour migrants continuent à ouvrir partout en France». Cette phrase a parfaitement sa place sur une antenne, mais dans un espace identifié par les téléspectateurs comme temps d'expression d'opinions - débat, éditorial - pas glissée subrepticement dans un lancement factuel. Il s’agit ici d’alerter, pas de généraliser. La distinction entre faits et commentaires est la règle d’airain de la profession de journalisme, même en France et dans de nombreux pays francophones où longtemps le journalisme de commentaire l’a emporté sur le journalisme d’information.
La plupart des interviews ne sont pas biaisés. L’enquête factuelle, indépendante et contradictoire gagne du terrain. Dans leur immense majorité, les chapôs de la presse écrite ou les lancements dans l'audiovisuel se contentent de présenter factuellement le sujet qui va suivre. Mais on ne peut nier que ce commentarisme progresse. Il fait les beaux jours des supports en manque de moyens ou d'idées pour collecter des faits vérifiés. Il nourrit la perte de confiance et de crédibilité dont l'information est l'objet. Il apporte de l'eau au moulin de la ré-information qui n'est pourtant que manipulation, forme ultime du commentaire. Si les professionnels n'y prennent garde, ce commentarisme pourrait bien être la maladie mortelle du journalisme.
Pierre Ganz